Le stoïcisme contemporain : un nouveau narcissisme ?

1 juil. 2025

Depuis quelques années, un certain développement personnel fleurit sur les réseaux sociaux, nous appelant toutes et tous, comme individus, au dépassement de soi, à atteindre cette fameuse « meilleure version de nous-mêmes », bref, confine à l’injonction du « toujours mieux ». Ce que d’aucuns ont pu appeler une forme de « positivité toxique ». Chez les influenceur·euses en coaching sportif, notamment, un stoïcisme modernisé peut servir de prêt-à-penser. De vieilles recettes philosophiques passent pour la panacée du XXIe siècle ; elle tient en un mot : la maîtrise. Maîtrise de soi, des passions, des attachements et des affects. Ce stoïcisme 2.0 propose une voie d’émancipation prétendument fondée sur une forme de « souveraineté » intérieure : apprendre à ne dépendre que de soi-même, en se dégageant de tout ce qui échappe à notre contrôle. Cette promesse de sérénité séduit de nombreux sujets contemporains, incapables d’accepter la moindre forme de dissonance cognitive, ou, dans notre jargon analytique, de conflit intrapsychique, c’est-à-dire, en un mot : toute forme de névrose.


D’un point de vue analytique, que peut signifier ce refus de toute dépendance ? Quelle place est laissée à l’Autre ? Surtout, quel est le prix à payer pour cette autonomie rêvée ? Nous tenterons ici de montrer que le stoïcisme peut entretenir des liens profonds avec le narcissisme — comme structure et comme défense — et qu’il comporte des risques cliniques notables : repli narcissique, rationalisation défensive, clivage, voire dépendance affective en retour.


L’idéal stoïque : un moi imaginaire à l’abri de la castration


Chez Lacan, le narcissisme est toujours lié à l’imaginaire, c’est-à-dire au rapport du sujet à son image. Dans le miroir, le petit d’homme se voit unifié, là où il ne se vit que morcelé. Ce leurre fondateur inaugure un rapport au moi fondé sur l’idéalisation : le sujet se soutient d’une image, d’une forme, d’un semblant de totalité. Ce que Lacan nomme, à la suite de Freud, « moi idéal » — produit du stade du miroir — devient souvent une référence constante pour le sujet, qui tente de combler son manque-à-être par l’identification à une figure cohérente, autonome, maîtrisée :


« Le moi est essentiellement une série d’identifications, sédimentées les unes sur les autres.

» — Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre II : Le moi dans la théorie de Freud (1954–55)


Or, le stoïcisme tel qu’il est pensé et utilisé aujourd’hui s’inscrit pleinement dans cette logique : il propose un moi fort, détaché, inébranlable, comme idéal de complétude. Cette complétude est bien évidemment imaginaire dans tous les sens du terme. Elle fonctionne comme défense contre l’angoisse de castration — c’est-à-dire contre la reconnaissance d’un manque structurant, irréductible, qui crée le sujet du désir autant que le désir du sujet… Autrement dit, le stoïcien, dans sa version psychique des années 2020, tend à se rabattre sur un idéal du moi qui refuse l’Autre, le manque, la dépendance. Il veut se suffire à lui- même. Mais ce moi autosuffisant n’est qu’un mirage : il masque, et souvent fige, la division du sujet.

Le Caravage, Narcisse, vers 1598-1599, Galerie nationale d’art ancien, Palais Barberini (Rome)


Le stoïcisme comme faux self ?

Cette hypertrophie moïque, cette défense contre toute forme de dépendance peut aussi être mise en lumière par la notion de faux self forgée par Winnicott. Le faux self n’est pas simplement un masque: c’est une construction défensive qui vise à protéger un vrai self en danger (réel ou fantasmé) de désintégration. Chez certains patients, notamment ceux dont l’environnement primaire n’a pas permis le développement d’un sentiment de continuité d’être, un moi « fonctionnel » se met en place au prix du renoncement à l’expression spontanée du désir (et donc à toute conceptualisation possible du manque). « J’ai manqué de l’essentiel et j’ai survécu : je n’ai plus besoin de rien, je ne manque plus de rien. ». Précocement adapté, sur-adapté, à un environnement défaillant ou maltraitant, l’individu structuré en faux self est un « caméléon » qui règle sa couleur au gré de ses rencontres, jusqu’à oublier sa propre couleur d’origine :


« Le faux self a pour fonction de dissimuler le vrai self, lequel peut être si bien dissimulé qu’il

n’existe pratiquement plus. » — Donald W. Winnicott, Jeu et réalité (1971)


Le stoïcisme, dans ses formes rigides, peut fonctionner comme un faux self : un système de défense psychique élaboré pour éviter l’effondrement, la dépendance à l’Autre, la douleur du manque. En cultivant une posture de détachement, de maîtrise et de suffisance, le sujet préserve son intégrité, mais parfois au prix d’un assèchement du lien au(x) vivant(s).


Conséquences cliniques

Du point de vue clinique, cette posture peut s’accompagner d’une rationalisation excessive. L’angoisse, la tristesse ou le désir sont alors réinterprétés comme des « erreurs de jugement », des productions mentales parasites qu’il faudrait simplement corriger par la raison. L’affect devient suspect – c’est dire que toute forme de subjectivité devient suspecte. Ce qui devait être une maîtrise se mue en mise à distance généralisée du monde intérieur, solipsisme.

La rationalisation peut masquer une forme de clivage : d’un côté, un moi idéalisé, froid, logique, cohérent ; de l’autre, des affects refoulés ou dissociés, qui trouvent parfois à s’exprimer dans des somatisations, des passages à l’acte (acting out), potentiellement dangereux.


Ce clivage n’est pas sans évoquer certaines organisations limites, où la pensée est utilisée comme rempart contre la confusion des émotions, sans véritable élaboration symbolique.


Le stoïcisme contre le transfert ?

Dans une cure, cette logique n’est pas sans conséquences. Il n’est pas rare de rencontrer des analysant·es qui présentent une posture stoïque : ils minimisent leur souffrance, relativisent les affects, cherchent à « se raisonner. Le transfert est alors mis à distance : l’autre est perçu comme un objet dont il ne faudrait pas dépendre, et parfois même comme une menace pour cette position défensive ; le grand Autre peut à la limite être conceptualisé, mais surtout pas éprouvé.


Or le transfert suppose un certain vacillement du moi. Il ne peut se déployer que là où quelque chose cède dans la posture de maîtrise. Le sujet doit consentir à se laisser affecter, à dépendre — ne serait-ce qu’un peu — de la parole de l’Autre. C’est dans ce vacillement que peut émerger quelque chose du désir.


« Ce n’est qu’à partir du moment où le sujet accepte d’être affecté qu’il peut être analysant. » — Jacques Lacan, Le Séminaire, Livre XI : Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse (1964)


Une solitude paradoxale : entre repli narcissique et dépendance affective

Il importe de souligner un paradoxe fondamental. Si le stoïcisme, en tant qu’idéal psychique, vise l’autonomie absolue, il conduit souvent à une forme de solitude radicale. Le stoïcien se veut invulnérable, détaché de tout lien, affranchi de toute dépendance : c’est l’ataraxie. Mais ce retrait se paie d’un isolement parfois profond : relations réduites, affectivité mise à distance, refus de s’abandonner à la perte… comme à l’amour.


Pourtant, ce stoïcien reste captif du regard de l’Autre. Car ce moi idéal qu’il cherche à incarner — fort, sage, intouchable — a besoin d’être vu, reconnu, validé. Il dépend de l’Autre pour se sentir suffisant, tout en niant ce besoin. Il s’enferme ainsi dans une position doublement aliénante : refusant la dépendance explicite – symbolique –, mais exposé malgré lui à une dépendance imaginaire au regard.


« Le moi narcissique […] aspire à se faire aimer comme il s’aime lui-même. » — Sigmund Freud, Pour introduire le narcissisme (1914)


C’est ici que surgit parfois un retournement : le stoïcien peut basculer d’un repli narcissique à une dépendance affective intense, dès lors qu’il se confronte à une faille dans son système. Il peut devenir extrêmement sensible à l’abandon, à la déception, à la trahison, précisément parce qu’il avait construit son équilibre psychique sur le déni du besoin. Cette oscillation entre autonomie défensive et attachement désespéré est fréquente dans les cliniques du narcissisme.


En guise de conclusion

Le stoïcisme n’est pas en soi pathologique : il s’agit d’une école de pensée et non d’une structure de personnalité. Il peut être un appui temporaire, un point de stabilité. Toutefois dès qu’il se constitue en posture strictement défensive, il risque de figer le sujet dans une illusion de maîtrise qui l’éloigne de son désir, de sa division et du lien à l’Autre.


Oui, le stoïcisme peut entretenir des liens étroits avec le narcissisme — non pas comme amour excessif de soi, mais comme stratégie défensive face au manque, à la castration. Il invite alors moins à la liberté qu’à une forme d’enfermement, où le sujet croit s’être affranchi de l’Autre, mais reste prisonnier de son image.


C’est là qu’une cure analytique peut ouvrir une autre voie.


Face à un tel sujet, il ne s’agit pas de déconstruire brutalement cette défense mais de permettre qu’elle se déploie dans le transfert, de manière moins rigide. La cure peut offrir un espace où cette posture de maîtrise se montre, se répète et s’épuise. Il s’agit d’accompagner le patient là où cette ascèse, en apparence choisie, trahit une angoisse fondamentale : peur d’être affecté, peur de dépendre, peur de perdre la face. Une angoisse de morcellement, fondée sur la crainte que le miroir ne se brise.


L’enjeu est alors de rendre pensable, voire vivable, une autre forme de rapport à l’Autre — non plus menaçante, mais structurante. La cure peut inviter à éprouver que la dépendance n’est pas forcément une aliénation ; que l’affect ne fait pas nécessairement vaciller l’être ; que l’incomplétude est le lieu même du désir.


En soutenant ce travail de subjectivation, l’analyse permet peu à peu au sujet de s’écarter un tant soit peu de son idéal imaginaire, sans pour autant s’effondrer. Passer d’un idéal de maîtrise défensive à une traversée plus souple du manque. Le sujet ne se définit alors plus par ce qu’il maîtrise, mais par ce à quoi il consent : la division, l’altérité, la perte — autant de noms du réel que le stoïcisme cherche à neutraliser, mais que l’analyse peut accueillir comme fondement d’une parole vivante et pleine.